samedi 6 février 2010

Le tremblement de terre en Haïti vu par ses écrivains (3ème et dernière partie)


DES MOTS POUR RECONSTRUIRE


La vie reprend


Les écrivains haïtiens présents sur place ont commencé par faire le récit du drame, ont raconté l’inimaginable, les scènes auxquelles ils ont assistées. Certains ont quitté le pays, pour mieux témoigner à l’étranger, d’autres, par choix ou par nécessité sont demeurés sur place, confrontés aux mêmes difficultés que leurs compatriotes. Ainsi, Lyonel Trouillot, prix Wepler 2009 pour son dernier roman[1], dans la première chronique d’une série publiée quotidiennement sur le site du Point, commence par parler du drame qui n’a pas épargné de nombre de ses proches :

« On ne peut pas pleurer tant de morts en même temps. Cela en devient presque ridicule. On ne peut pas choisir dans le tas. »

Mais très vite la vie reprend le dessus et ses chroniques vont s’orienter sur les aspects très concrets auxquels il est confronté au même titre que ses compatriotes, comme la recherche d’eau potable, l’organisation par les gens eux-mêmes au niveau du quartier où il se trouve ou bien dans les camps de réfugiés qui se sont créés spontanément.


Le Club Pétion Ville depuis le séisme (photo Julien Tack)


Il décrit notamment le Pétion Ville Club, un club fréquenté jusqu’au 12 janvier par la bourgeoisie locale et les étrangers fortunés, avec son grand terrain de golf et qui compte aujourd’hui pas moins de 10 000 réfugiés de toutes origines sociales :

« Une vie sale s'y organise (adieu le terrain de golf et autres "facilities" hier réservées aux riches). Il y a des coins coiffeur, des drogues douces, un pasteur avec des haut-parleurs, un coin marché légumes, vente de charbon. Le provisoire semble lentement s'installer dans la permanence. »[2]


Un problème de vision


Ce dernier constat est repris par le réalisateur haïtien Raoul Peck :

« Les rues, les terrains de football, se sont transformés en une multitude de camps de réfugiés. Une nouvelle vie s’organise. On a tort de penser que c’est provisoire.


Camp de réfugié (photo Julien Tack)


Connaissant les carences de mon pays et n’attendant non plus aucune constance ni de suite dans les idées de la part de la communauté internationale (Haïti ne sera pas le premier cas d’abandon médiatico-humanitaire), ce provisoire se transforme déjà sous nos yeux (malgré le déni des dirigeants haïtiens et étrangers) en définitif. »[3]

Et ce qui ressort des nombreux témoignages des auteurs haïtiens c’est justement l’absence de réaction du gouvernement haïtien et le sentiment d’abandon éprouvé par la population, un sentiment qui ne date pas d’hier si l’on en croit l’écrivain Gary Victor, qui vit dans le quartier difficile de Carrefour-Feuille :

« Nous avons toujours eu un problème de gouvernance, un problème de vision ; on a un problème de mépris de cette population, et c’est justement le problème d’aujourd’hui, c’est que cette population se sent seule, se sent abandonnée, se sent livrée à elle-même mais heureusement je crois que cette population a montré comme elle pouvait s’organiser ; parce qu’il faut dire (…) c’est une population qui se bat, qui garde confiance, mais malheureusement, c’est une population qui n’est pas encadrée, une population je peux dire qui est sans Etat. »[4]


Gary Victor (photo Iahhel frères)



Si CNN l’a fait…


A la décharge d’un Etat dont les fragiles infrastructures ont été détruites (plusieurs ministres ont d’ailleurs trouvé la mort dans l’effondrement de leur ministère), Raoul Peck, très critique, souligne que l’aide internationale aurait pu agir tout à fait différemment si elle avait souhaité que l’Etat haïtien assume un plus grand rôle dans l’organisation des secours :

« Plusieurs jours après, on ne sent toujours pas la poigne de l’Etat.


Le réalisateur Raoul Peck


Et ce n’est pas gagné pour les prochaines semaines. L’erreur originelle de l’aide internationale est qu’elle n’a pas pensé (voulu ?) mettre en place en priorité les moyens physiques et logistiques pour que l’administration survivante puisse être en état de réagir, de communiquer, de diriger. Quand je vois la rapidité avec laquelle CNN a installé bureau, antenne, secrétariat (et bar d’urgence ?) sur le tarmac de l’aéroport, je me dis qu’on aurait pu faire mieux.



Quelle que soit la faiblesse de l’Etat haïtien, il aurait immédiatement fallu mettre à sa disposition un QG, des moyens, des supports logistiques, des experts. Cela n’a pas été fait. Chacun s’est plutôt auto-excité à occuper le plus de surface d’intervention possible, au pire pour des raisons d’intérêts, au mieux pour des raisons de vanité diplomatique. »[5]


Corriger les vices structurels


Mais le même Raoul Peck ajoute, avec la force d’un cri : « un pays ne meurt pas ». Ici ou là, on entend l’expression Haïti, année zéro, c'est-à-dire que dans son épouvantable malheur, Haïti a peut-être l’opportunité de repartir pour de bon, sur de nouvelles bases. Les intellectuels, par leur réflexion, peuvent apporter des pistes. Par exemple, dans sa sixième chronique pour le Point, Lyonel Trouillot réagit à un discours présidentiel :

« Dans l'une de ses rares interventions destinées à un public haïtien, le président a dit que les écoles devraient recommencer à fonctionner. Comment ? Quelles écoles ? Voilà un domaine, l'éducation et le système scolaire, qui servira d'exemple de l'orientation qu'on voudra donner à la reconstruction. Réinventera-t-on ce système de quasi-ségrégation (les plus riches vers les écoles étrangères, lycée français, école américaine / la moyenne bourgeoisie et la petite bourgeoisie aisée vers les écoles congréganistes et les "bonnes" écoles privées / les pauvres vers les écoles privées moins bien cotées et les lycées publics / les très pauvres sans le droit à l'instruction scolaire) ou pensera-ton enfin une véritable école républicaine qui contribuera à plus d'égalité et à renforcer la conscience citoyenne ? Voilà l'un des grands tests qui attend Haïti.


Quelle école demain pour ces enfants ? (photo Julien Tack)


Ce grand malheur peut être l'occasion de corriger des vices structurels. Ce qu'on fera dans le domaine de l'éducation permettra de savoir si cet élan de solidarité est dû seulement à la décence que fait naître le malheur ou constitue un élément fort qui aidera à créer une société plus juste. Humanisme de courte durée ou possible nouveau départ ? C'est le thème de la conversation avec de vieux amis, en regardant tomber le soir. » [6]


Deux poids, deux mesures


Mais déjà dans sa quatrième chronique[7], Lyonel Trouillot faisait l’amer constat que certaines pratiques néfastes n’ont pas changé en Haïti :

« À l'entrée de l'hôtel (…) où est logée l'équipe de CNN, l'agent de sécurité refuse de me laisser passer. Il bloque tous les Haïtiens. Quelqu'un lui crie que c'est ça le mal du pays : le non-respect de ses semblables, et que les personnes qu'il bloque ne sont pas venues mendier. Le patron arrive et s'excuse.


Lyonel Trouillot


Mais le mal est fait. Avant le tremblement de terre, l'un des malheurs de ce pays c'était le "deux poids, deux mesures" qui fixe des traitements différents selon des critères odieux. Après un tel malheur, de telles pratiques peuvent-elles se maintenir ? »



Une société complètement déséquilibrée


Ce « deux poids, deux mesures », il pouvait déjà, avant le séisme, se résumer en trois ou quatre chiffres très éloquents : « 78 % de la population vit avec moins de 2 USD par jour, dont 54 % avec moins de 1 USD par jour. 3% de la population détient 50% de la richesse du pays »[8] Trouillot pense à ceux qui vivaient déjà dans la plus extrême précarité :

« La catastrophe économique a frappé tous les secteurs. Mais ceux qui souffrent et vont souffrir au quotidien sont ceux qui vivaient déjà au jour le jour, mal, se levaient le matin et sortaient dans les rues sans destination précise, mais avec un but précis, trouver quelque part, n'importe où, de quoi assurer un repas. Ceux-là, si la reconstruction n'est pas pensée en relation avec une politique de l'emploi, ils vont souffrir longtemps, devenir des professionnels de l'assistanat. On espère qu'un plan est en préparation pour la reconstruction et la relance économique. »[9]


Recommencer 1804

Le poète Rodney St Eloy, termine son témoignage[10] par une note d’optimisme tout en soulignant lui aussi l’importance de penser la reconstruction sociale :

« L’urgence aujourd’hui est de traverser cette vallée de larmes, de faire face à ce séisme, en donnant à l’humanitaire et à la coopération le visage d’une solidarité sociale réelle et effective. Les Haïtiens qui sont debout doivent enterrer leurs morts, faire leur deuil, et main dans la main, recommencer 1804, cette fois, avec l’appui de tous les pays du monde. »


Drapeau haïtien dont la devise est : "l'union fait la force"


Seulement l’aide internationale ne doit pas faiblir une fois l’émotion, suscitée par le battage médiatique, retombée.



Combler les failles


Là encore, les écrivains auront un rôle à jouer pour maintenir vive notre mémoire de ce drame et pour que ne s’éteigne pas la flamme de notre engagement envers ce pays, car le défi à relever est immense et sera de longue haleine :

« La littérature quelque part nous permet de combler, pas les failles, qu’il y a en-dessous de la terre mais les failles qu’il y a à l’intérieur de nous même. Et l’une de ces grandes failles, c’est l’oubli. » déclarait justement l’immense poète et écrivain Frankétienne dans un reportage[11] qui lui était consacré quelques jours après le tremblement de terre.


Frankétienne


Ce même Frankétienne qui au moment du tremblement de terre, travaillait sur une pièce qu’il qualifie lui-même de prémonitoire. Rodney St Eloy décrit le moment au lendemain du drame, où, en compagnie de Dany Laferrière, il s’est rendu chez Frankétienne :

« La maison de Franketienne est fissurée. Nous nous sommes arrêtés chez lui, et il nous dit, en pleurant, qu’il n’a pas à vivre à 74 ans cette chose barbare. Il parle de sa pièce de théâtre qu’il s’apprête à jouer, et qu’il répète et qui dit que la terre vacille, tremble, et les palais s’effondrent. On regarde les cordes qui servent de décors à la pièce. On lui parle de Sarajevo, et de poursuivre sur les ruines son théâtre, car face à l’extrême, on aura besoin de ses mots. »


FRédéric Gircour (chien.créole@gmail.com)



[1] Lyonel Trouillot, Yanvalou pour Charlie, Actes Sud (2009)

[2] Lyonel Trouillot, Quel chat a pris la langue de l’exécutif ?, publié sur le site du Point le 25 janvier 2010 (http://www.lepoint.fr/actualites-monde/2010-01-25/jour-6-quel-chat-a-pris-la-langue-de-l-executif-par-lyonel-trouillot/924/0/416779)

[3] Raoul Peck, Je vous écris d’un monde sans retour, l’Humanité (http://www.humanite.fr/Je-vous-ecris-d-un-monde-sans-retour-Par-Raoul-Peck)

[4] France Inter, Emission spéciale du 24 janvier 2010 à 20h00, consacrée à Haïti. Interview téléphonique réalisée par Eric Delvaux.

[5] Raoul Peck, Je vous écris d’un monde sans retour, l’Humanité (http://www.humanite.fr/Je-vous-ecris-d-un-monde-sans-retour-Par-Raoul-Peck)

[6] Lyonel Trouillot, Quel chat a pris la langue de l’exécutif ?, publié sur le site du Point le 25 janvier 2010 (http://www.lepoint.fr/actualites-monde/2010-01-25/jour-6-quel-chat-a-pris-la-langue-de-l-executif-par-lyonel-trouillot/924/0/416779)

[7] Lyonel Trouillot Les nouvelles du matin, publié sur le site du Point du 23 janvier 2010 (http://www.lepoint.fr/actualites-monde/2010-01-23/haiti-carnet-de-bord-les-nouvelles-du-matin-par-lyonel-trouillot/924/0/416544)

[8] Données économiques, publié sur le site de l’ambassade de France en Haïti (http://www.ambafrance-ht.org/spip.php?article359)

[9] Lyonel Trouillot, Quel chat a pris la langue de l’exécutif ?, publié sur le site du Point le 25 janvier 2010 (http://www.lepoint.fr/actualites-monde/2010-01-25/jour-6-quel-chat-a-pris-la-langue-de-l-executif-par-lyonel-trouillot/924/0/416779)

[10] Entrevue de Rodney St Eloy, parue le 21 janvier 2010 sur le site Montray Kreyol (http://www.montraykreyol.org/spip.php?article3471)

[11] Emission La Grande Librairie de France 5, consacrée à Haïti (http://www.france5.fr/la-grande-librairie/index.php?page=article&numsite=1403&id_rubrique=1406&id_article=14945)


4 commentaires:

Anonymous Anonyme a dit...

Merci Frédéric pour ce "chapitre".
En transparence, je lis les luttes, les désirs de justice, l'humanisme, les échecs d'un système (ultra libéralisme), la Pwofitasyon, ... enfin tout ce qui me fait me lever le matin et me demander en même temps : "Par où j'commence ? C'est foutu ?" Continuer, ne pas s'épuiser, se brûler... Courage et Force... "L'union fait la force", slogan aussi utopique que "Liberté, Egalité, Fraternité" ? 'm'en fout ... c'en est deux qui me font avancer... J'ai été élevée à cet "engrais"-là.
Il y a qq temps, j'avais écrit que je donnerai le lien du blog à mes amis en métropole... Après discussion avec mes amis ici, en Guadeloupe, je le leur comunique aussi souvent... Haïti n'est pas très loin pourtant... souvent la même méconnaissance, la même sensiblerie aux images, et plus de défiance parfois... Il va falloir insister lourdement pour ne pas tomber dans l'oubli dès que les caméras et les appareils photos auront "autre chose à dévorer".
Il va falloir beaucoup parler et se battre pour "démonter" les propos insensés qui tendent vers la xénophobie...
Haïti année "0" ? Bonnes âmes et intérêts divers = danger... Au boulot !
Et puis, aussi... Merci de m'avoir fait découvrir des auteurs que je vais rechercher sur les rayonnages des bibliothèques et des librairies... Mon LUXE !
Et puis... OUI l'EDUCATION est le POTOMITAN d'une société. Oui ? Mais qui la donne ? Quelles valeurs ?
Bon j'arrête... Désolée. Mon "bavardage" encombre votre blog... et... ne donne pas de solution... Mais il me redonne courage et confiance.
A bientôt

7 février 2010 à 07:31  
Anonymous Yann a dit...

Merci Frédéric.

Quelle école ?? La rue, toujours la rue, tant que les puissants seront en place...

Tristesse.

Ne baissons pas les bras, pour ces enfants et les nôtres.

8 février 2010 à 13:45  
Anonymous Le visiteur a dit...

http://www.dailymotion.com/video/xbz3sp_nique-la-france-le-clip_music

bonjour

9 février 2010 à 00:55  
Anonymous Le visiteur a dit...

je sais, j'ai envoyé de la daube
pardon
( mais c'est de la bonne, de la provençale)

j'envoie ceci

puisque il parait que pour ce qui est du culturel, on peut faire confiance au Fig

9 février 2010 à 05:03  

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