Le tremblement de terre en Haïti vu par ses écrivains (1ère partie)
LA VOIX DES SANS-VOIX D’HAÏTI
Richesse culturelle
Les médias internationaux n’ont tendance à parler d’Haïti que lorsque ce pays est frappé par une catastrophe naturelle comme à l’occasion du tremblement de terre du 12 janvier 2010, pour évoquer sa misère endémique ou son instabilité politique. Tout le monde a par exemple en mémoire ces images d’enfants se nourrissant de galettes d’argile dont nous ont abreuvées les télévisions françaises. Il ne s’agit pas de nier la réalité sociale haïtienne qui est effectivement dramatique mais l’incroyable vitalité artistique et culturelle dont Haïti fait preuve est d’autant plus remarquable dans ce contexte et mérite incontestablement d’être soulignée. Ainsi l’écrivain français Michel le Bris, organisateur du Festival des Etonnants Voyageurs, déclarait le 28 janvier : Les Haïtiens sont très fiers de leurs artistes parce qu’ils ont le sentiment que, par leurs livres, par leur musique, par leur peinture, ils disent que l’être humain a en lui quelque chose de plus grand que ce qui prétend l’abattre. »[1]
Parmi les arts avec lesquels Haïti rayonne dans le monde, il y a bien sûr la littérature. Pour la seule année 2009, pas moins de onze prix littéraires ont été décernés à des auteurs haïtiens en France, aux Etats-Unis, en Allemagne, au Canada, dont le prestigieux prix Medicis pour l’écrivain Dany Laferrière ou le prix Wepler pour Lyonel Trouillot.
Overdose de béton
Dans les heures et les jours qui ont suivi le tremblement de terre, l’incertitude a régné concernant le sort qu’avaient subi les écrivains haïtiens. Outre ceux qui vivent en Haïti, un certain nombre, vivant à l’étranger, se trouvaient ce jour là à Port-au-Prince, à l’occasion du Festival des Etonnants Voyageurs qui était censé ouvrir ses portes dès le lendemain du tremblement de terre. On a rapidement appris que Georges Anglade, géographe et écrivain invité à cet événement avait trouvé la mort, ainsi que sa femme, au cours du séisme. « Mort d’une overdose de béton » pour reprendre l’expression ironique consacrée par les Mexicain au lendemain du tremblement de terre de 1985 à Mexico.
Georges Anglade (photo Thomas C. Spear)
Dans un roman[2] publié en 2004, dans la foulée de la guerre en Irak, il imaginait un scénario délirant selon lequel Haïti déclarait la guerre aux Etats-Unis au côté de l’Irak, dans l’espoir d’être reconstruite à grands frais après avoir été écrasée !
Port-au-Prince dévastée (photo Julien Tack)
Finalement la nature aura fait bien plus de dégât que n’en auraient pu faire les armes de destruction massives des Etats-Unis et le scénario d’un pays écrasé sur le point d’être reconstruit est devenu, hélas, une réalité à laquelle l’auteur n’assistera pas…
Le droit à la subjectivité
Par miracle, les autres écrivains de renommée internationale ont été épargnés par ce drame terrible qui a endeuillé leur terre, comme pour leur permettre de porter au monde le témoignage d’un peuple martyr dont ils sont devenus la voix ; leur permettre de dire l’effroi, la douleur, la dignité et l’espoir des Haïtiens. Ecrire est aussi pour eux à n’en pas douter une thérapie, une catharsis. Le dramaturge Syto Cavé conclura à ce propos son témoignage, sur lequel nous reviendrons, par ces phrases : « Quelqu'un m'a appelé hier pour me demander si je suis mort. Absolument, ai-je dû répondre. Une amie m'a suggéré d'écrire, comme pour reprendre ma place parmi les vivants. »[3] C’est aussi l’occasion pour Haïti de redevenir sujet et pas seulement objet, de parler en son nom, de faire entendre sa subjectivité.
Jouets de la fatalité
Parmi les premiers témoignages qui nous soient parvenus d’un auteur, figure celui du poète Rodney St Eloy, interrogé par l’écrivain martiniquais Raphael Confiant, à qui il raconte la façon dont il a vécu le tremblement de terre :
« J’ai ressenti au cours de cette minute quelque chose d’inhabituel. Des secousses, des secousses indescriptibles. Tout se met à vaciller autour.
Rodney St Eloy
J’ai vu voler en éclats l’hôtel. J’ai vu l’instant de la craquelure. La fissure mange ce monument, l’hôtel que je viens de découvrir. Et tout devient si simple, sans orgueil ni vanité, dans l’exacte mesure des choses. Là, le sol s’est effectivement dérobé sous mes pieds. Je n’avais pas compris, d’un côté la force brute, sauvage, impassible, et de l’autre la soumission à cette fatalité. Je voulais une relation plus complexe… moins arbitraire. Et nous autres, abattus tous par terre comme de simples jouets de la fatalité. Seul un grand nuage de poussières enveloppe la ville. »[4]
« Des immeubles qui se liquéfient »
Dany Laferrière, écrivain vivant à Montréal, récompensé par le prix Médicis en 2009 pour son ouvrage "L’énigme du retour"[5] se trouvait au côté de Rodney St Eloy, quand la terre a tremblé. Il parvient avec beaucoup de justesse à retranscrire, dans une interview[6] accordée à Christine Rousseau, les sensations qu’il a ressenties au plus fort du séisme :
« Nous étions donc en train de dîner lorsque nous avons entendu un bruit très fort. Dans un premier temps, j'ai pensé que c'était une explosion qui venait des cuisines, puis ensuite j'ai compris qu'il s'agissait d'un tremblement de terre.
Des secours improvisés (photo Julien Tack)
Je suis aussitôt sorti dans la cour et me suis couché par terre. Il y a eu soixante secondes interminables où j'ai eu l'impression que ça allait non seulement jamais finir, mais que le sol pouvait s'ouvrir. C'est énorme. On a le sentiment que la terre devient une feuille de papier. Il n'y plus de densité, vous ne sentez plus rien, le sol est totalement mou. »
L’écrivaine Kettly Mars, a elle aussi décrit cette sensation selon laquelle les lois de la matière semblaient abolies en parlant d’« immeubles qui se liquéfient »[7].
Solidarité et impuissance
Après ces soixante secondes, la vie de ces hommes et de ces femmes ne sera certainement plus jamais la même, la vie de ce pays sera à jamais bouleversée, son visage irrémédiablement changé. Mais il faut parer au plus urgent. Rodney St Eloy raconte l’organisation des premiers secours dans les minutes qui ont suivi le drame et le sentiment d’impuissance qui l’assaille face à l’ampleur des dégâts :
« À l’Hôtel, il y a un complexe d’appartements, qui s’est effondré. Des 5 étages du building, le rez-de-chaussée a disparu. Les cris des survivants nous ont alertés. En deux temps, trois mouvements, le secours a été improvisé. Une échelle pour sauver une famille bloquée au quatrième. Une hache pour ouvrir les portes… l’odeur du sang et de la mort. Ainsi commence une froide comptabilité: les morts et les vivants. Comme les téléphones ne fonctionnent pas, on est tous pris au dépourvu. On a l’impression qu’il ne reste pas grand-chose. À côté de nous, on entend les voix étouffées sous les décombres, et on sait que des dizaines de morts ou de mourants sont là. Mais on est impuissants. »[8]
L’angoisse
Danny Laferrière explique qu’ensuite, « un énorme silence est tombé sur la ville :
« Personne ne bougeait ou presque. Chacun essayait d'imaginer où pouvaient se trouver ses proches.
Dany Laferrière (photo André Tremblay)
Car lorsque le séisme s'est produit, mardi 12 janvier, Port-au-Prince était en plein mouvement. A 16heures, les élèves traînent encore après les cours. C'est le moment où les gens font leurs dernières courses avant de rentrer et où il y a des embouteillages. Une heure d'éclatement total de la société, d'éparpillement. Entre 15 et 16heures, vous savez où se trouvent vos proches mais pas à 16h50. L'angoisse était totale. Elle a créé un silence étourdissant qui a duré des heures. Ensuite, on a commencé à rechercher les gens. Nous sommes retournés à l'hôtel et, grâce à la radio américaine et au bouche-à-oreille, on a appris que le palais présidentiel s'était effondré mais que le président Préval était sauf. Mais personne autour de nous n'avait de nouvelles de sa famille. »[9]
Zombis
Dans les premiers jours qui succèdent au drame, chacun est abasourdi, dans un état second, les gens errent comme des "zombis" dans les rues, pour reprendre une image locale, au milieu d’un décor post-apocalyptique, comme dans un cauchemar éveillé... C’est ce que parvient à décrire l’écrivain Louis-Philippe Dalembert :
« Comment raconter l’inénarrable? Comment dire ces cadavres d’enfants et d’adultes, de jeunes et de vieux, d’hommes et de femmes qui jonchent les rues?
Louis-Philippe Dalembert
Ces blessés transportés à dos d'homme, dans une brouette, sur des brancards improvisés? Des enfants charrient d'autres enfants. Et ces visages hagards, comme s'ils n'étaient pas conscients de ce qui leur est arrivé. Des centaines de milliers de personnes déambulent dans les rues à la recherche de proches disparus, de produits de première nécessité. Certains tentent, les transports en commun ne fonctionnant pas, de rejoindre un autre lieu qu’elles espèrent plus clément. Souvent à l’arrivée, ils tombent sur des souffrances semblables aux leurs.
Mon frère et moi, nous tournons nous aussi dans la ville. À mains nues, avec une pioche, une pelle, la population tente de déblayer les décombres à la recherche d’un survivant. Un jeune homme croisé dans la rue nous dit, un sourire effaré au coin des lèvres: «Je n’ai perdu que ma sœur et mon premier fils.» Pour cette fille, ce sont «seulement» cinq tantes. Plus loin, une vieille dame parle à haute voix au cadavre gisant à ses pieds. Il règne un chaos indescriptible.
La petite école de management de mon frère n’est plus qu’un tas de gravats. On en a sorti, pour l’instant, une dizaine de corps sans vie. Il doit en rester beaucoup d’autres sous les décombres. Au moment de la secousse, trois classes étaient en cours. Le gardien, qui retire des ruines d’inutiles dossiers, y a perdu un fils. »[10]
Raconter l’indescriptible
Le dramaturge Syto cavé parvient à rejoindre Thurgeau[11], et ne peut croire ce qu’il découvre :
« C'était ça, Turgeau? Une plaisanterie! L'ancienne maison a vacillé, puis est tombée de toutes ses colonnes et de son grand balcon, comme quelqu'un ayant l'air de demander pardon au temps. C'est ce qui s'appelle un séisme, un vrai! Il a parcouru la ville et une bonne part du pays. Il a mangé plein de gens. Mangé ! Littéralement ! C'est-à-dire: Moulu ! Avalé ! Ceux qu'il a laissés dehors, les autres morts, sont alignés sur les trottoirs, certains à découvert, d’autres enveloppés dans des draps ou du plastic blanc. (…) Il fait lourd. Difficile de marcher. On a la tête encombrée de morts. Chaque jour, le nombre augmente. »[12]
« Une odeur pestilentielle recouvre les quartiers les plus touchés, on ne peut les traverser sans vomir. Exode vers la province.
Kettly Mars
Certaines rues sont bondées de gens qui vont dans toutes les directions. Il faut quitter la capitale, ces rues qui sont des veines éclatées. » témoigne la jeune écrivaine Kettly Mars, qui aborde là un point que les caméras et les photographes, n’ont pu retranscrire, mais qui hantera sans doute longtemps ceux qui l’ont éprouvé…
La souffrance de la diaspora
Pour ceux qui n’étaient pas physiquement présent en Haïti, la souffrance morale et le désespoir n’en sont pas moins grand. On estime que la diaspora haïtienne compte environ 4 millions de personnes disséminés entre New-York, Montréal, Paris, la Guadeloupe, etc. Tous ont connu la douleur insoutenable d’être sans nouvelle de leur famille, de leurs amis ; et ce vertige d’impuissance que provoque la distance. Pour certains, les nouvelles n’arriveront jamais, ce drame a fait des dizaines de milliers de disparus.
photo Julien Tack
Le poète Anthony Phelps vit à Montréal, mais il se projette avec sa poésie à Port-au-Prince, et erre dans ses ruines, les ruines de son passé jeté à bas en moins d’une minute. Où qu’elle soit dans le monde la diaspora haïtienne saigne avec ses frères restés aux pays :
« J’ignore encore si la maison familiale est restée debout, mais mes sœurs, neveux et nièce ont été épargnés. Certains amis manquent à l’appel. Plusieurs sont saufs. Mon appartement, dans mon ancienne station de radio Radio Cacique, a tenu le coup et abrite toujours mon lieu de mémoire. (…) L’église de mon enfance a été détruite, le Sacré-Cœur. Mon collège a disparu, l’Institution Saint Louis de Gonzague. Les lycées, universités et autres écoles n’existent plus. Tant de voix se sont tues à jamais ! Tant de victimes d’une aveugle colère de cette terre qui nous a portés !…
Entre la liane des racines tout un peuple affligé de silence se déplace dans l’argileux mutisme des abîmes et s’inscrivant dans les rétines le mouvement ouateux a remplacé le verbe. La vie partout est veilleuse. (…) Qui donc va me redessiner mon Pays? Nous n’avons plus de bouche pour parler nous portons les malheurs du monde et les oiseaux ont fui notre odeur de cadavre. Le jour n’a plus sa transparence et ressemble à la nuit. »[13]
Dignité
La perception que la presse, souvent avide de sensationnalisme, donne de la population d’Haïti à l’extérieur en choque plus d’un, à l’instar de Michel le Bris, l’écrivain français organisateur du Festival des Etonnants Voyageurs, qui était présent à Port-au-Prince au moment du tremblement de terre : « Je voudrais insister sur la force morale des Haïtiens. Les premiers articles que nous avons pu lire, arrivés en Guadeloupe, Haïti — depuis j’en ai lu d’autres, excellents — nous ont scandalisés. Quoi, Haïti pour eux se réduisait à ça, le voyeurisme des photos-choc de gosses en sang, de femmes hurlant ? Et le sensationnalisme de pacotille des sempiternels articles sur les supposés "pillages" ? (…) Les Haïtiens, non ce n’étaient des hordes de sauvages s’entredéchirant, mais des gens dignes, courageux, solidaires ! Des gens qui faisaient de leur mieux, s'organisaient tant bien que mal. »
[1] « La littérature haïtienne plus forte que le séisme », dans le cadre de l’émission La Grande Librairie de France 5, consacrée à Haïti (http://www.lexpress.fr/culture/livre/la-litterature-haitienne-plus-forte-que-le-seisme_845356.html)
[2] Georges Anglade, Et si Haïti déclarait la guerre aux USA, éditions Ecosociété, 2004
[3] Syto Cavé, « Ma place parmi les vivants », Haïti Press Network, 28 janvier 2010 (http://www.haitipressnetwork.com/newsprint.cfm?articleID=13311)
[4] Entrevue de Rodney St Eloy, paru le 21 janvier 2010 sur le site Montray Kreyol (http://www.montraykreyol.org/spip.php?article3471)
[5] Dany Laferrière, L’énigme du retour, Grasset, 2009
[6] Haïti, le témoignage bouleversant de l’écrivain Dany Laferrière, le Monde, 16 janvier 2010
[7] Kettly Mars, « Il faut que l’aide atteigne les victimes », paru sur le site du Nouvel Observateur, Biblios (http://bibliobs.nouvelobs.com/20100116/17040/il-faut-que-l-aide-atteigne-les-victimes)
[8] Entrevue de Rodney St Eloy, paru le 21 janvier 2010 sur le site Montray Kreyol (http://www.montraykreyol.org/spip.php?article3471)
[9] Haïti, le témoignage bouleversant de l’écrivain Dany Laferrière, le Monde, 16 janvier 2010
[10] Louis-Philippe Dalembert « Tremblement de terre » Potomitan, le 26 janvier 2010
[11] Thurgeau : quartier de Port-au-Prince
[12] Syto Cavé, « Ma place parmi les vivants », Haïti Press Network, 28 janvier 2010 (http://www.haitipressnetwork.com/newsprint.cfm?articleID=13311)
[13] Anthony Phelps, Mon pays que voici, publié sur le site Cultures Sud, le 30 janvier 2010 (http://culturesud.com/contenu.php?id=124)
2 commentaires:
merci !
Michèle Sébal
Excellent article, merci pour ces témoignages.
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