Le tremblement de terre en Haïti vu par ses écrivains (2ème partie)
"L'ENFER VA-T-IL ENCORE DANSER SOUS NOS PIEDS ?"
La vie et la mort
Au moins 170 000 Haïtiens ont perdu la vie suite au tremblement de terre du 12 janvier, mais la mort a aussi totalement bouleversé le rapport à l’existence des survivants. C’est l’écrivaine Evelyne Trouillot qui en fait le constat :
« Depuis mardi, la vie ici se définit d'abord par la non confirmation de la mort de soi-même, des êtres chers, des parents et amis. Depuis mardi, la vie a changé du tout au tout. Elle se mesure par la joie de retirer quelqu'un des décombres, par le désespoir à l'approche de la nuit sans aucune nouvelle d'un proche disparu, par la jubilation intense à la vue d'un ami au hasard d'une rue. Un ami qui a survécu, un ami vivant. »[1]
Même émotion partagée chez Kettly Mars[2] :
« J’ai de la chance d’avoir encore de l’électricité et d’accéder à l’internet. Alleluia ! Quand j’ouvre mon PC et qu’un nouveau nom figure dans la liste de mes contacts en ligne, je respire un grand coup. Ayibobo ![3]»
Le décompte des morts
Evelyne Trouillot poursuit :
« Depuis mardi, nous comptons nos morts. Des morts anonymes, des noms connus qui soulèvent un sursaut collectif, des chiffres qui font frémir. Une femme a perdu dix-sept membres de sa famille, un homme a vu sa femme et ses trois enfants périr sous les décombres et s'est donné la mort.
photo Julien tack
Depuis mardi, l'horreur a pris des visages jusque-là inconnus. Des enfants tressautent au moindre bruit d'une porte qui claque ou d'un poids lourd qui passe. Des adolescents ont fait connaissance avec la mort, ayant appris brutalement qu'elle peut d'un coup surgir et ravager des êtres chers.
Marc-Endy
L’écrivain Lyonnel Trouillot a pour sa part consacré une chronique journalière depuis Port-au-Prince au site internet du Point. Au 8ème jour, il relate le sort tragique d’un de ses amis :
« On apprend qu'un tel a perdu un parent, un enfant. Mon ami Marc-Endy. Membre de l'Atelier jeudi Soir. Quand la maison s'est écroulée, il s'est rendu compte que l'enfant était mort, il fallait sauver sa compagne. Il a laissé l'enfant sous les décombres pour porter sa femme et lui chercher des soins. Il a passé la nuit auprès d'elle. Le lendemain, il est retourné à la maison détruite. Il a pris le corps de son enfant et il l'a brûlé. Puis il a ramassé les os et il les a mis dans une boîte, en attendant qu'un jour (qui peut savoir quand ?) il puisse les enterrer comme on a l'habitude ici d'enterrer les humains. Depuis la catastrophe, je n'ai encore revu qu'un petit nombre de mes amis. Moi qui ai fait métier de conter des histoires, j'ai très peur de celles qui m'attendent. »[4]
Réalisation de la prophétie apocalyptique
Et aussi horrible que ce témoignage puisse paraître, son ami peut considérer qu’il a eu de la chance au regard de toux ceux qui n’auront pas eu la possibilité de pouvoir enterrer leurs défunts selon les rites chrétiens ou ceux, vodous, du dessounen, leur rendre un dernier hommage, et pouvoir faire leur travail de deuil. L’urgence sanitaire imposait d’agir vite : les corps sont allés par dizaines de milliers rejoindre anonymement les fosses communes creusées dans la précipitation. Frappé par une telle tragédie, loin de s’affaiblir, la ferveur religieuse des Haïtiens s’est renforcée. Quand sur terre tout s’écroule autour de soi, il n’y a plus guère que la religion qui vous permette de vous raccrocher à quelque chose. Le témoignage de Danny Laferrière, livré au cours d’une conférence[5] donnée à Paris, pourrait presque prêter à sourire si les circonstances n’étaient si dramatiques :
« Dans cette première nuit, il y avait un type du quartier de Jalousie, un quartier pauvre, qui prêchait fort dans la rue. Une mère est sortie pour lui demander de prier plus doucement. Il a répondu qu’il ne priait pas mais qu’il demandait pardon. La mère a rétorqué que ses enfants dormaient et qu’il serait bienvenu qu’il demande pardon en silence. Et la discussion a continué. Le seul acte de courage que j’ai réalisé, cette nuit, c’est d’avoir éteint la radio. C’était RFI, je crois, qui couvrait le séisme. Et ensuite une émission sur les meubles. C’était trop fort. Jusqu’à ce que le coin où je me trouve s’emplisse d’une clameur. Des milliers de voix euphoriques, des Témoins de Jéhovah qui chantaient leur victoire, la réalisation de leur prophétie apocalyptique. L’énergie des Témoins a réveillé tout le monde. On a attendu longuement l’aube, c’était une nuit qui ne finissait pas. »
Coupables
L’écrivaine Kettly Mars décrit elle aussi cette ferveur religieuse, et s’attarde sur le sentiment de culpabilité qui dévore paradoxalement ceux qui ne sont pourtant que les victimes d’une catastrophe naturelle : « On a faim, soif, et on souffre. Et on prie, toute la nuit. Pour la cinquième nuit consécutive ils ont prié, les mains levées au ciel. Jésus!... Jésus ! Le nom sur toutes les lèvres. Nous avons trop péché, c’est la punition divine. Repentez-vous ! Une telle épreuve ne peut-être qu’une punition de Dieu, fatigué de nous voir pêcher. Difficile d’enlever cela des têtes, difficile de ne pas croire à la malédiction.»[6]
Le sang de Jésus Christ
Certains vont sombrer dans la folie, comme cette femme que sa fille a amenée dans le seul hôpital psychiatrique que compte Port-au-Prince. Le journaliste Jean-Paul Mari nous rapporte sa réaction pendant sa visite de ce centre : « "Ils sont là, ils vont me prendre" crie la jeune femme. Elle voit le mal, le danger partout, souffre d’un délire de persécution. Sa fille la soutient, lui caresse le front. Elle se calme, puis reprend : "le sang...tout ce sang ! Le sang de Jésus-Christ !" »[7].
Cette femme souffre d’une grave névrose post-traumatique, mais à des degrés divers, on peut dire que tous ceux qui ont vécu le séisme du 12 janvier sont traumatisés et les nombreuses répliques ne sont pas faites pour les tranquilliser.
Une perte des repères
Au-delà de la perte irréparable des proches, on comprend en lisant le témoignage de Dany Laferrière, qu’après un pareil événement, les repères ont volé en éclat, ce que tous pensaient solide et protecteur ne l’était pas, pire les objets les plus anodins sont désormais devenu une menace : « Le plus frappant, dans un séisme de 7,3, c’est qu’on peut presque courir sans tomber. Mais les lourdes maisons de béton, elles, ont cédé. Il y a, depuis 30 ans en Haïti, une orgie de béton dont on croyait qu’il protégerait des cyclones. Ce sont aussi les objets qui ont tué beaucoup de personnes dans les chambres; les télévisions notamment qui volaient dans les appartements.
Prix Médicis 2009
C’est la force qui a tué. Et pourtant, j’ai regardé soigneusement le lendemain: pas une fleur du jardin de l’hôtel où je me trouvais n’a été brisée. Pas une seule. (…) [le jour du tremblement de terre,] J’ai compté 43 secousses sismiques dans la nuit. J’étais certain que je ne pourrais plus jamais faire confiance à la terre. »[8]
« L’enfer va-t-il encore danser sous nos pieds ? »
Kettly Mars trouve les mots pour nous faire partager ce que peuvent ressentir les Haïtiens aujourd’hui, suite à ce traumatisme :
« Des secousses jusqu’au milieu de la journée, quatre jours après. Je suis traumatisée, j’en ai conscience mais je ne peux tout simplement pas retenir mon corps quand il panique. Je crois qu’environ deux millions de personnes souffrent du même traumatisme. Nous entendons le bruit sinistre qui vient avec la secousse et nous sentons la terre frémir sous nos pieds, mais nous ne savons pas toujours si la sensation est imaginée ou ressentie. L’enfer va-t-il encore danser sous nos pieds ? J’appelle cela le syndrome de la secousse.
Je souffre aussi du syndrome de la porte ouverte. Quand je suis dans la maison, je dois toujours avoir une porte ouverte sous les yeux. Pour courir plus vite que la mort. Une illusion pourtant. Les survivants ont survécu parce que les maisons sous lesquelles ils se trouvaient ne sont pas tombées. Les autres n’ont pas eu le temps de sortir. En quelques secondes, tout était fini, deux spasmes des entrailles de la terre et notre destin faisait une tête à queue. Nous dormons encore sous les étoiles. Dieu, ce que les nuits sont belles ! »[9]
à suivre…
FRédéric Gircour (chien.creole@gmail.com)
[1] Evelyne Trouillot, « Depuis mardi nous comptons nos morts », paru sur le site Biblios du Nouvel Observateur, le 21 janvier 2010 (http://bibliobs.nouvelobs.com/20100119/17073/evelyne-trouillot-nous-ecrit-dhaiti)
[2] Kettly Mars, « Rester en vie et perpétuer la vie » paru sur le site Montraykreyol le 22 janvier 2010 (http://www.montraykreyol.org/spip.php?article3474)
[3] Ayibobo, terme vodou équivalent ici du « alleluia » cité plus haut mais qui sert aussi de salutation entre vodouisants.
[4] Lyonel Trouillot, Petite histoire des réactions à l’horreur du séisme, publié sur le site du Point, le 27 janvier 2010 (http://www.lepoint.fr/actualites-monde/2010-01-27/carnet-de-bord-a-haiti-petite-histoire-des-reactions-a-l-horreur-du-seisme-par-lyonel/924/0/417529)
[5] Danny Laferrière, Ne pas se laisser intimider, publié dans le Temps, le 28 janvier 2010, transcription Arnaud Robert (http://www.letemps.ch/Facet/print/Uuid/3cc16e1a-0b10-11df-9ef2-c16ac67aac55/Ne_pas_se_laisser_intimider)
[6] Kettly Mars, « Rester en vie et perpétuer la vie » paru sur le site Montraykreyol le 22 janvier 2010 (http://www.montraykreyol.org/spip.php?article3474)
[7] Jean-Paul Mari, « Les "fous" de Port-au-Prince. », le Nouvel Observateur, 27 janvier 2010 (http://tempsreel.nouvelobs.com/speciales/seisme_en_haiti/20100126.OBS4847/les_fous_de_portauprince.html)
[8] Haïti, le témoignage bouleversant de l’écrivain Dany Laferrière, le Monde, 16 janvier 2010
[9] Kettly Mars, « Rester en vie et perpétuer la vie » paru sur le site Montraykreyol le 22 janvier 2010 (http://www.montraykreyol.org/spip.php?article3474)
6 commentaires:
Merci
On a souvent oublié que c'était un peuple d'artistes, de poètes, d'écrivains
Et merci aussi pour les autres posts
par rapport au titre des deux derniers billets :
SES écrivains
pourquoi "SES" ?
les "autres" peuvent pas analyser ça avec "leur rationalité à eux" ?
on va où là ?
dans le canard enchaîné de ce mercredi, page 6 :
article intitulé "le lac gelé en nous"
Hypothermie de Arnaldur Indridason( islandais)
chez Métailié
sortie le 4 février
"en hypothermie mais vivant, et hanté, et se sentant coupable d'être vivant"
quoi qu'y faut faire ?
courir au magasin acheter le livre de Dany Laferriere ou de cet écrivain islandais
non, bien sûr
cela ne serait qu'une structure d'opportunité, pas ?
de la charité, pas ?
J'ai quitté une partie de mon âme en Haïti quand je suis partie il y a de cela plusieurs année. Je me suis rendue compte que je ne l`avais jamais vraiment laissé .Il m`est apparu qu`Haïti ne figurait sur les chaînes de télévision ou les journaux que de façon toujours négative. Le séisme semble avoir été une occasion comme une autre de faire couler l'encre et donner bonne conscience à certaines gens.Le courage, l'imagination, le talent artistique, le passé glorieux de ce pays, le sourire et le sens de l' accueil, la volonté de vivre envers et contre tout, ont toujours été mis de côté...
J`ai passé les 3 dernières semaines à écouter les nouvelles, à utiliser l`internet sous tous ses angles, la radio , à vivre le souffle court, dans la peur même de si loin, effrayée de perdre des parents , des amis, des connaissances, des gens rencontrés au hazard de nos chemins...Je n'oublierai jamais les bras tendus de ce garçon de 7 ans , après 1 semaine et un jour sous les décombres, hissé par des secouristes, lèvant les bras et les yeux vers le ciel,riant et avec la pudeur de ses 7 ans relèvant son pantalon qui ne tenait plus à ses petites fesses amaigries par le jeûne forcé. Quel sublime symbole d`une volonté de vivre! Courage, courage et soyons patients!
Merci Frédéric pour vos écrits aux mots si bien choisis.
La tragédie haïtienne est aussi la nôtre.
Littérature haïtienne, qui est très riche.
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