mercredi 23 décembre 2009

Dossier essence : 2ème partie


DE PAYEN A BRISSAC, DES RAPPORTS HAUTEMENT INFLAMMABLES


Le rapport Payen


Un rapport officiel émis par le CESR (Comité Economique et Social Régional), plus connu sous le nom de rapport Payen, du nom de son rapporteur, va venir en juillet 2008 confirmer les accusations de Philippe Jouve et révéler de nouveaux scandales. Il dénonce des profits en constante augmentation, moyennant une marge de raffinage qui s’envole, donnant à la Guadeloupe le privilège d’avoir le prix de raffinage « le plus élevé d’Europe ». Il démonte les mécanismes qui conduisent à ces aberrations et reproche à la SARA et à ses actionnaires (Total 50%, Rubis 24%, Esso 14,5%, Texaco 11,5%) de créer « une situation anti-économique et anti-concurrentielle ». Le rapport Payen révèle aussi le curieux fonctionnement de l’accord AIP, qui prévoit pendant onze ans à compter de 2001, la constitution d’un fonds par prélèvement sur les carburants distribués, destiné à verser une prime aux gérants de station sortants. En Guadeloupe, il semblerait que les gérants se l’octroient au terme de chacun de leurs contrats, quand bien même il serait renouvelé.



Le rapport Brissac


Puis c’est Jean-Marie Brissac, militant CGTG, spécialiste de ces questions, qui va enfoncer le clou dans un nouveau rapport rendu public en avril 2009. Il était déjà vice-président du CESR, et a donc à ce titre participé au rapport Payen.



Invité par le LKP auquel il appartient pendant les négociations de février, il obtiendra d’Yves Jégo de pouvoir auditionner le directeur des douanes. On y voit un peu plus clair lorsqu’il parvient à lui faire dire que la SARA est effectivement importatrice de produit fini (sans plomb, gasol, etc.) dans les Antilles Françaises et ne raffine donc pas elle-même tout le pétrole qu’elle importe. Pourtant, il semblerait bien que ce carburant importé ait été facturé au consommateur au coût de raffinage pratiqué ordinairement en Martinique, certainement bien plus élevé que celui que la SARA a payé réellement à Sainte Lucie.



Une opacité qui prête à suspicion


Car le secrétaire d’Etat, pour sa part, reconnaîtra justement que la SARA a obtenu une dérogation de l’Union Européenne pour stocker de l’essence à Ste Lucie, petite île indépendante des Antilles, sous prétexte que la SARA était en travaux pour moderniser son outil de production. Brissac souligne au passage que la modernisation de l’outil en question est payée par les usagers et non par les actionnaires, comme cela devrait être le cas. Au bénéfice obtenu en raffinant dans une île à la main d’œuvre bon marché, vient s’ajouter le soupçon qu’en stockant dans un pays hors Union Européenne où la douane française n’a pas de droit de regard, certains pourraient avoir été tentés de mélanger aux produits aux normes européennes (plus coûteux), des produits tiers. Soupçons qui se renforcent quand Brissac ajoute, revenant sur le rapport Payen : « c’est pendant les années où la SARA n’a pas raffiné avec le prétexte des travaux, qu’elle a fait un maximum de bénéfices, en 2005, 2006, 2007. C’est la plus petite raffinerie de France mais pendant cette période, c’est celle qui fera proportionnellement le plus de bénéfices ! » Et puis, histoire de brouiller encore un peu plus les pistes, on apprendra grâce à la perspicacité du cégétiste Jean-Marie Brissac, que les actionnaires de la SARA, importent parfois directement du carburant, sans passer par cette structure, si ce n’est pour le stockage, une fois en Guadeloupe. Ils se trouvent donc dans une situation pour le moins curieuse, celle d’être à la fois actionnaires et concurrents de la SARA. Malgré les efforts remarquables du LKP, en matière de formation des prix des carburants, l’opacité demeure la règle.



Origines douteuses


Ainsi, la provenance réelle du pétrole avant qu’il ne soit transformé en carburant, n’a jamais pu être clairement établie. Or le coût du baril varie selon qu’il provienne d’Europe, d’Aruba, du Venezuela, des Etats-Unis, des Îles Vierges, de Sainte Lucie ou de Trinidad, qui sont les principaux fournisseurs de la SARA. « La provenance des produits étant établie selon les données fournies par la SARA, l’autorité préfectorale, chargée de procéder aux variations de prix en fonction des valeurs publiées par les sociétés de cotation des différentes zones, ne dispose donc que de la bonne foi de la SARA pour effectuer les ajustements nécessaires. S’il revient à ses services que les produits importés proviennent d’Europe, le Préfet appliquera le cours de la zone. Or, la diversité des origines géographiques des produits importés laisse perplexe quant à la juste appréciation de la valeur de référence du Brent daté transmise au Préfet(…) » souligne le précieux rapport.



Les marges collatérales de la dilatation


Jean-Marie Brissac pose aussi la question des "marges collatérales" engrangées grâce au problème de la dilatation : une directive européenne voudrait que l’essence soit taxée à 15 degrés Celsius, or en Guadeloupe l’essence est livrée à 25 degrés en moyenne. Prenons l’exemple d’un camion citerne qui part du dépôt de la SARA avec 160 000 litres d’essence. Arrivé à la station, vu la température ambiante, l’essence s’est dilatée dans la cuve. Dans ce cas, l’augmentation volumique peut atteindre 3000 litres. Ces 3000 litres n’ont pas d’existence officielle. Ils sont vendus au consommateur au prix normal mais comme le distributeur ne paye pas d’impôts dessus, ne reverse pas la taxe d’octroi de mer à la Région, il réalise sur ces 3000 litres un bénéfice net substantiel. Quand on sait que chaque année les Guadeloupéens consomment pas moins de quatre millions d’hectolitres de carburant, cela donne une petite idée du manque à gagner pour les collectivités territoriales…



Pompistes or not pompistes ?


Le patronat de son côté dénonce le surcoût répercuté sur le prix de l’essence par le millier de pompistes qui existe toujours en Guadeloupe. Ce surcoût est à relativiser si l’on considère que l’économie de la Guadeloupe est sinistrée, avec un taux de chômage très largement supérieur à celui de la métropole. Remplacer ces pompistes par des machines à cartes n’aurait pas juste pour effet de priver le consommateur d’un service : il plongerait mécaniquement un millier de familles dans la précarité et les difficultés qu’engendre le chômage. C’est alors toute la société qui devrait prendre en charge, avec l’argent des impôts, leurs indemnités de chômage puis de RMI. L’économie pour le citoyen ne serait pas probante. De plus, cela ne ferait que rajouter de la détresse sociale sur un archipel qui n’en connaît déjà que trop et aggraverait encore le processus de deshumanisation déjà bien avancé qui fait que de plus en plus, en lieu et place d’êtres humains, nous avons affaire à des machines ou des répondeurs automatiques dans notre vie de tous les jours. Le choix de conserver ou non les emplois des pompistes relève du choix de société. Certains avanceront que l’on ne peut pas arrêter la marche du progrès, mais de quel progrès parle-t-on ? Toute nouvelle technologie est-elle fatalement un progrès ? La logique du marché guidée par le seul bénéfice privé doit-elle prévaloir sur l’intérêt collectif et les notions d’humanité et de bien-être ? A moins que ce qui ne dérange le patronat soit plutôt le fait que les pompistes en question soient souvent syndiqués. Il est vrai qu’une machine a assez peu la capacité de faire grève et que l’on peut s’asseoir sur sa dignité sans qu’elle rechigne.



Le point de vue d’Yves Jégo


Mais la question des carburants, c’est encore Yves Jégo qui en parle le mieux (1).


source : http://www.cpolitic.com/cblog/


« Chaque année, révèle l’ancien secrétaire d’Etat à l’Outre-mer, il y a une discussion à Bercy (…) sur un objectif de marge qui est accordé à la SARA. (…) Quand l’entreprise rencontre un aléa industriel, quand elle doit moderniser son outil de production, quand elle fait des dépenses sur ses fonds propres (la SARA n’est naturellement pas endettée), l’année suivante elle négocie un objectif de marge plus important avec Bercy (…) Voilà une entreprise idéale pour ses actionnaires, puisqu’en situation de monopole et qui ne subit aucun risque industriel, avec un Etat qui lui garantit ses marges. Naïvement, j’ai demandé quel texte encadrait cette pratique. Qui fixait annuellement ce pourcentage de marge ? Sur quelle base, avec quelle légitimité pour le faire ? Sous le contrôle de qui ? Seule réponse d’un des inspecteurs visiblement embarrassé : « c’est… euh… un accord… euh… tacite. » Diantre ! L’administration française du Budget, censée être la plus rigoureuse du monde, sur les finances publiques, a inventé "l’accord tacite de marge », au profit des pétroliers. »

Il enfonce le clou :

« Nouvelle question de ma part, pourquoi 12% et pas 8% ou 4% ? Là encore, réponse gênée : « vous savez, 12% ce n’est pas beaucoup. Cela ne représente que quelques centimes par litre. » Exact ! Mais au final, chaque année, cette marge tacite permet à la SARA de dégager plusieurs millions d’euros de profit. » Yves Jégo ne va pourtant pas jusqu’à reprendre la question du remboursement de ces millions et de ces millions d’euros qui ont été volés au guadeloupéens, années après années, avec la complicité de l’Etat. Se basant sur un rapport d’inspection qu’il a commandé, il explique que si l’on importait directement du carburant raffiné d’Europe, même en tenant compte du coût de l’acheminement, le consommateur paierait son essence vingt centimes d’euros moins cher ! Un comble…


(à suivre…)


FRédéric Gircour (chien.creole@gmail.com)


(1) Les extraits qui suivent sont tirés du livre d'Yves Jégo : 15 mois et 5 jours entre faux gentils et vrais méchants, paru aux éditions Grasset (2009).


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