samedi 11 juin 2011

LES CHARGES CONTRE RUDDY ALEXIS


LES ZONES D'OMBRES AUTOUR DE LA MORT DE JACQUES BINO (4ème partie)

«Des témoignages précis et concordants»

Lors d’une conférence de presse donnée le 28 février 2010, le procureur dévoilait la nature des éléments qui vont conduire Ruddy Alexis à l’incarcération, qu’on peut résumer en deux points : des témoignages précis et concordants ; le fait qu’on ait retrouvé des brennekes « en grand nombre », le type de balle qui a tué Jacques Bino, au domicile de Ruddy Alexis[1].

Ce même jour, Ruddy Alexis est déféré au tribunal de Pointe-à-Pitre en compagnie de quatre autres jeunes. Un cinquième suivra quelques jours plus tard, identifié tardivement en raison d’un problème d’homonymie. Bien que risquant selon le procureur une peine pouvant aller jusqu’à 17 ans de prison pour des charges aussi graves que complicité d’homicide volontaire ou association de malfaiteurs, les quatre personnes déférées avec Ruddy Alexis ressortiront étrangement libres le jour même, après avoir déposé à charge contre leur ami. Pour Ruddy Alexis en revanche, les demandes de remise en liberté formulées depuis par son avocat, maître Démocrite, seront rejetées les unes après les autres. Qui plus est, il endure depuis plus d’un an les terribles conditions psychologique de la mise à l’isolement.

Erich Inciyan révèle que « Les témoignages concordent pour établir que le tireur est posté près du barrage et à une centaine de mètres de la voiture. » Ce point est d’importance car il indique que le tueur se trouvait devant et non derrière sa victime. Cela écarte a priori la théorie selon laquelle Bino aurait été suivi depuis le Palais de la Mutualité, et abattu, par rapport à des éléments gênants qu’il aurait appris dans le cadre de son métier, aux impôts, comme une rumeur l’a laissé entendre dans un premier temps. D’autre part, Peter O’Brien, le passager, est très clair ; ils n’avaient pas prévu de passer par là : ce sont les barrages et le fait qu’ils connaissaient bien le quartier qui les y a finalement décidés le soir fatidique. Ce qui veut dire que s’ils n’ont pas été suivis, ils ne sont pas non plus tombés dans une embuscade, en tout cas pas une embuscade où Jacques Bino aurait été visé personnellement.

Pour ce qui est des autres témoignages, ceux supposés être précis et concordants aux dires du procureur, on tombe des nues à la lecture des constatations d’Erich Inciyan :




« De fait, plusieurs témoins ont décrit un homme criant, en créole, « Messieurs voici la BAC» avant d'ouvrir le feu sur la voiture de Jacques Bino manœuvrant à une centaine de mètres. Mais les témoignages mettant en cause Ruddy Alexis sont peu précis et encore moins «concordants». Tous décrivent, certes, que le tireur était masqué et portait une tenue de camouflage militaire cette nuit-là. Mais, selon les cas, le suspect a été reconnu à sa taille (variant de «1,60 mètre» à «1,75 mètre») ou à «sa démarche». Ou encore à «sa voix car il a dit en créole “O Yo”, ce qui signifie “où sont-ils” », ou à son t-shirt «gris» ou «vert» qui dépassait de la veste de camouflage ! Les témoignages des quatre hommes qui se trouvaient en compagnie de Ruddy Alexis, peu avant le drame, puis l'avaient perdu de vue, sont ainsi tissés de contradictions. (…) Parmi ces quatre témoignages, un seul affirme avoir assisté directement à la scène du crime. «J'ai vu Jumpy (surnom de Ruddy Alexis) se baisser, épauler son fusil de sorte que son arme était parallèle au sol et tirer à deux ou trois reprises. Je n'ai pas vu la cible. C'est après que j'ai vu le gars mort», a-t-il déclaré aux enquêteurs. Mais il a été beaucoup plus hésitant, lors d'un interrogatoire ultérieur: «Je pense que c'était Jumpy. Je ne peux être formel». »

Finalement, si l’on en croit Erich Inciyan, le seul témoignage réellement accablant et confondant pour Ruddy Alexis est un témoignage anonyme :

« Ce témoin «sous X» (par peur des représailles) affirme avoir suivi Ruddy Alexis, du début à la fin (quand il aurait changé de tenue, quand il aurait tiré sur la voiture et quand il serait reparti dans son propre véhicule). Ce témoin anonyme affirme aussi avoir reconnu Ruddy Alexis parmi six photos qui lui ont été présentées. »

Un témoignage qu’on peut certainement relativiser quand on se souvient que ce ne sont pas moins de trois témoignages anonymes qui accablaient le malheureux Patrice Prixam, eux aussi « précis et concordants ».

Confusion balistique

Reste l’autre élément à charge, les brennekes trouvées au domicile de Ruddy Alexis, « en grand nombre », les mêmes qui ont tué Jacques Bino[2]. Ces balles brennekes sont interdites à la vente en Guadeloupe par arrêté préfectoral depuis 2004, puisqu’hormis les syndicalistes, la Guadeloupe ne compte aucun gros gibier. Là encore, la version avancée par le procureur, Jean-Michel Prêtre, est contredite par Erich Inciyan :

« Les balles brenneke saisies «en grand nombre» chez le suspect principal l'ont en effet été... en 1996. Ce vieux dossier concernait Ruddy Alexis et son frère Didier (aujourd'hui décédé). (…) En 1996, donc, deux cartouches portant l'inscription «FOB spécial gros gibiers original brenneke» (selon l'enquête alors diligentée) avaient été trouvées lors d'une perquisition au domicile familial, dans les affaires de Didier et dans la chambre de ce dernier. (…) Dans cette vieille affaire, Ruddy Alexis avait d'ailleurs été innocenté, après quatre mois de détention provisoire; il avait même obtenu des indemnités de la justice. »

Alors si on résume, le « grand nombre de brennekes » trouvées « au domicile de Ruddy Alexis », une information reprise à l’unisson par toute la presse nationale, livrée lors de la conférence de presse par le procureur et qu’il n’a jamais démentie, se révèle en fin de compte ne concerner que deux balles brennekes, trouvées dans des affaires qui appartenaient à un membre de la famille du suspect, il y a plus d’une douzaine d’années ! On a certes, en 2009, saisi des cartouches chez Ruddy Alexis, mais elles ne contenaient que des plombs, rien à voir avec la redoutable brenneke, balle à ailettes, si puissante que la police l’a adoptée depuis des années, car elle est capable de stopper un véhicule en pleine course à un barrage…

Curieux en tout cas qu’un procureur puisse se tromper aussi lourdement sur un dossier qu’il est lui-même censé instruire, d’autant qu’il ne s’agit pas là d’un point anecdotique mais de l’une des deux principales accusations qui ont conduit un homme en prison, à en croire les propres déclarations de monsieur Prêtre en février…



Donc, si effectivement les témoignages sont tout sauf précis et concordants, il semble bien que la preuve balistique ne valle guère mieux.














On se demande alors au nom de quoi la petite fille de Ruddy Alexis est privée de son papa depuis plus d’un an… La raison d’Etat ?


A suivre...

Extrait de "LKP, le mouvement des 44 jours", Gircour Frédéric et Rey Nicolas, édition Syllepse (2010)


(photos FG)

[1] Le Figaro, 1er mars 2009, « Guadeloupe, le meurtrier présumé de Bino écroué ».

[2] Libération, 1er mars 2009, « Guadeloupe : le meurtrier présumé du syndicaliste mis en examen », source AFP.


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