Les faits
Le 17 février 2009, alors que la Guadeloupe s’embrase, Jacques Bino, syndicaliste engagé, est abattu dans la cité sensible d’Henri IV, à Pointe-à-Pitre. Dès le lendemain matin, avant toute enquête préliminaire, le procureur désignait les coupables : les jeunes qui tenaient un barrage, accusés d’avoir confondu son véhicule avec une voiture de la BAC. Depuis, la police s’en est scrupuleusement tenu à cette version et un homme, Ruddy Alexis, a été arrêté et croupi depuis deux ans en prison dans l’attente d’un jugement. J’ai décidé de publier sur mon blog le chapitre que j’ai consacré à cette intrigue, extrait du livre que j’ai coécrit avec Nicolas Rey : « LKP, le mouvement des 44 jours » , fruit d’une véritable contre-enquête. C’est le point le plus complet jamais publié sur cette sombre affaire, dont vous verrez qu’elle recèle bien des surprises et suscite de nombreuses et légitimes interrogations. Vous êtes libres de rediffuser ce texte et les suivants à condition simplement de citer la source, naturellement.
« LES ZONES D’OMBRE AUTOUR DE LA MORT DE JACQUES BINO (1ère partie)
(attention, certaines images sont susceptibles d'heurter la sensibilité des lecteurs sensibles.)
L’irréparable
Mardi 17 février, quoiqu’en dise Nicolas Sarkozy[1], l’irréparable va être commis : le syndicaliste Jacques Bino est abattu au volant de sa voiture, dans la Cité populaire Henri IV, à Pointe-à-Pitre. La situation ce soir là, échappe à tout contrôle, les forces de l'ordre sont totalement dépassées par de graves débordements. La Guadeloupe devient le théâtre de scènes de guérilla urbaine et d’actes de délinquance à grande échelle. Parmi les magasins pillés ou en proie aux flammes, cette nuit-là, beaucoup appartiennent au grand et puissant patronat local. Contrairement à la veille, les jeunes sont armés et des tirs sont échangés avec la police. En ce début de soirée, nul ne peut prédire comment tout cela va terminer.
Contrairement aux émeutes de banlieue dans l’Hexagone en 2005, les heurts ne sont pas circonscrits aux seuls quartiers populaires. Ceux-cisont d’ailleurs beaucoup moins séparés des centres-villes, qu'ils ne le sont en Métropole, rendant toute contention quasiment impossible pour la police. Ainsi, le barrage placé à l'entrée d’Henri IV, n’a rien à voir avec des objectifs politiques. Cette barricade vise en réalité à contrôler un des trois accès donnant sur le boulevard Légitimus et par là même, à protéger les pilleurs qui, dans la nuit du 17 févriers'attaquent à la bijouterie « Tout l'or du monde » et au magasin d'électronique « Saudelec », juste derrière.
Ce soir-là, Jacques Bino, elkapiste, cégétiste et membre d'Akiyo, important groupe culturel et carnavalesque guadeloupéen, revient d'un meeting du LKP au Palais de la Mutualité, tout proche. Selon Peter O'Brien, l'ami qui l'accompagnait, ils restent à discuter quelques temps non loin de la Fiat Punto grise avec d'autres amis avant d'y aller. Les principales artères étant bloquées par des barrages, ils décident de passer par la cité Henri IV, que Bino connaît bien. Ici tout le monde l’appelle Parrain.
[ Jacques Bino (photo appartenant à la famille) ]Il a l'habitude de fréquenter les petites buvettes qui s'y trouvent et aide volontiers ceux qui le lui demandent lorsqu'il faut remplir sa déclaration d'impôts, un exercice qu’il connaît bien puisqu’il est inspecteur des impôts. Quand il s’y engage, la cité Henri IV est plongée dans l'obscurité. Il avance sur l’avenue Youri Gagarine mais à une centaine de mètres, il constate que l'accès au boulevard Légitimus est bloqué par un barrage. Il amorce alors une marche arrière dans une impasse perpendiculaire à l'avenue puis ravance avec l’intention de tourner à gauche pour repartir par là où il est arrivé. Deux tirs l'en empêcheront. L'un vient frapper l'arrière de la voiture, l'autre traverse le thorax du chauffeur. La Punto va finir sa course contre une voiture stationnée en bas d’une tour d'immeuble qui borde l’avenue Gagarine. La balle qui l'a mortellement frappée est une balle brenneke de calibre 12, destinée, comme la douille l'indique, au « gros gibier ». Il est probable que Jacques Bino soit décédé très rapidement, en tous cas les secours mettront plus de deux longues heures pour arriver sur les lieux, en raison de la dangerosité du lieu.
Jean-Marie Nomertin, secrétaire de la CGTG, syndicat dans lequel Bino exerçait des responsabilités), témoignera :
« C’était quelqu’un de réservé, simple, modeste. Il était très affable. Sur le plan syndical, il était très sérieux, toujours présent et ponctuel aux rendez-vous. Il ne manquait pas une réunion, en particulier celles ayant à voir avec le LKP. (…) Il était révolté par les injustices qu’il constatait aux impôts où il travaillait. Il me parlait souvent des facilités pour payer toujours moins, accordées à ceux qui ont les moyens alors que les autres sont chaque fois plus pressurés jusqu’à dans certains cas se retrouver menacés d’expulsion. »[2]
« Il est parti pendant sa période. (…) La période de carnaval, c’était une époque qu’il adorait par-dessus tout. Il faisait partie d’Akiyo depuis de très nombreuses années. C’était quelqu’un qui aimait l’esprit de fête. Il était à la fois discret et très sociable, toujours prêt à rendre service à tout le monde. Il adorait aussi jouer à la belotte, ah ça, dès qu’il en avait l’occasion, il sortait son jeu de cartes. »[3]
Son corps sera exposé pour un dernier hommage dans une chapelle ardente improvisée au Palais de la Mutualité. Puis, des milliers de personnes connues et anonymes assisteront à ses funérailles, une cérémonie émouvante, à Petit-Canal, afin de lui rendre un dernier hommage et d’être au côté de se veuve et de son jeune fils, dans ces terribles moments.
[ Jacques Bino à la chapelle ardente improvisée au Palais de la Mutualité (photo FG) ]Un commando fait feu
Quelques dizaines de minutes à peine après le meurtre de Jacques Bino, Jimmy Lautric, un jeune de Pointe-à-Pitre, rentrait chez lui en passant par le boulevard Légitimus. Jimmy a alors observé un attroupement sur le trottoir d’en face, devant la bijouterie « Tout l’or du monde ». Curieux, il a traversé le boulevard et s’est approché.
[ Bijouterie Tout l’or du monde, le 18 février au matin (photo FG) ][ Jambe de Jimmy Lautric après le coup de feu qu’il a reçu (la photo a été prise par Jimmy lui-même et un petit film de même nature, lui aussi filmé par Jimmy, a été diffusé au journal de RFO de 19h30, dans un sujet de Lise Dolmart) ]
Malgré tout, on peut dire que dans son malheur, il a eu de la chance. Quelques minutes de plus et il serait mort. A son arrivée au CHU, Jimmy avait perdu quatre litres de sang et n’avait plus que quatre de tension. Un vrai miracle qu’il soit toujours en vie. Si ses amis avaient traîné ou s’ils avaient préféré appeler une ambulance, il reposerait, à cette heure-ci, six pieds sous terre, car rappelons qu’à Henri IV, les pompiers ne sont arrivés auprès de Bino que deux heures après l’appel désespéré de son ami Peter O’Brien…
Selon des témoignages recueillis dans Chien Créole et confirmés par Mediapart[5], le tir qu’a essuyé Lautric coïncide avec le moment où le rideau de fer de la bijouterie Tout l’or du monde cédait et où les pilleurs commençaient à ressortir les mains pleines de la bijouterie. C’est à ce moment-là qu’un commando de quatre personnes cagoulées, à moto et armés de fusils à pompe seraient arrivés. Leur première action a donc été de tirer sur Jimmy, de dos. Ils ont délesté les casseurs de leur butin et sont parvenus à disperser aussi bien les pilleurs que les badauds. Ceci fait, ils ont disparu apparemment sans chercher à pénétrer dans la bijouterie pour laquelle ils auraient pris tous les risques… »
Extrait de : LKP, Guadeloupe, le mouvement des 44 jours, de Frédéric Gircour et Nicolas Rey, ed.Syllepse, p 123 à 125
A suivre...
[1] « En Guadeloupe en particulier, nous sommes passés tout près de l’irréparable. Un homme est mort. Je ne l’oublie pas. », citation de Nicolas Sarkozy, cf. Gircour, Frédéric, 9 novembre 2009, « Analyse du discours de Nicolas Sarkozy, 1ère partie », Chien Créole (http://chien-creole2.blogspot.com/2009/11/analyse-du-discours-de-sarkozy-1ere.html).
[2]Gircour, Frédéric, 18 avril 2009, Jean-Marie Nomertin : « qu’on arrête de faire des journées de 24 heures de grève », Chien Créole(http://chien-creole.blogspot.com/2009/04/interview-de-jm-nomertin.html)
[3]Gircour, Frédéric, 25 mars 2009, « La compagne de Jacques Bino témoigne », Chien Créole (http://chien-creole.blogspot.com/2009/03/entrevue-exclusive.html)
[4] Gircour, Frédéric, 8 avril 2009, « Contre-enquête : L’affaire Lautric, une affaire gênante pour le pouvoir ? »,Chien Créole (http://chien-creole.blogspot.com/2009/04/contre-enquete.html)
[5] Inciyan, Erich, 30 mars 2010, « Qui a tué le syndicaliste Jacques Bino ? », Mediapart
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