samedi 25 février 2012

FRANKÉTIENNE, UNE LÉGENDE VIVANTE, DE PASSAGE EN GUADELOUPE


Monstre sacré de la littérature haïtienne, depuis trois ans parmi les cinq finalistes du prix Nobel de littérature, le poète, écrivain, peintre et dramaturge haïtien Frankétienne était en février en Guadeloupe, à l'invitation du Conseil Régional. Il a donné une conférence à l'université de Fouillole, le 8 février, où il a évoqué son parcours, avec un savant mélange de mégalomanie assumée et d'humour teinté d'auto-dérision. Chien Créole a choisi de vous en livrer deux passages :


Frankétienne à la Souvenance (photo ©FG)

Une jeunesse peu commune

Le premier concerne sa jeunesse où jusqu'à l'âge de 15 ans il affirme avoir flirté avec la délinquance et le statut de cancre, jusqu'à ce que le directeur de son lycée le menace de renvoi. De dernier de la classe, il est alors passé à premier :

« J'ai été condamné à le rester par le directeur, sous peine de perdre ma place au lycée. »

Pour expliquer son parcours, il revient sur sa prime enfance et sur la blessure qui allait en grande partie déterminer ce qu'il allait devenir :

« Je n'ai pas choisi d'être né dans une section rurale, d'avoir une mère paysanne, ni d'avoir un père blanc, américain, qui ne m'a pas pris en charge. Je l'ai rencontré une seule fois dans ma vie. Ma mère m'a eu à 16 ans. Lui était le PDG d'une importante compagnie ferroviaire, la compagnie Mc Donald. Je suis né dans l'Artibonite, j'étais un petit blanc pauvre. A l'âge de 5 ans, ma mère, qui était analphabète, m'a fait donner des cours de français par un moine défroqué, dans notre quartier où personne ne parlait cette langue.

Le 22 était le chiffre fétiche de Duvalier. Chaque 22 du mois, il faisait entrer les paysans dans Port-au-Prince qui voyait 200 000 paysans débarquer dont à chaque fois une bonne moitié décidait de rester. Cela a contribué à former le Port-au-Prince chaotique, le Port-au-Prince Babel, le Port-au-Prince labyrinthique que l'on connaît aujourd'hui. Il en a résulté un nouveau brassage, les quartiers ont éclaté. Je vous mets au défi de trouver un beau quartier à Port-au-Prince qui ne compte pas de familles pauvres. Mais dans mon enfance, c'était l'époque des quartiers rigoureusement séparés. J'ai vécu dans un quartier de bons nègres, fasciné d'avoir leur blanc à eux. En fait, je suis une des rares personnes en Haïti avec cette couleur de peau à ne pas être considéré comme blanc ou mulâtre.

Jacques Basile, le moine défroqué était surtout chargé par ma mère de m'apprendre une phrase bien précise en français : « Papa, j'aimerais avoir une petite maison. » Et puis, un samedi matin, on est parti jusqu'au siège de la compagnie Mc Donald, avec ma mère qui avait alors à peine 21 ans. Du haut de mes cinq ans, je me suis retrouvé face à un personnage imposant, avec un gros ventre. Mon père avait 65 ans. Je me suis senti effrayé de voir un blanc, (rires dans la salle) eh oui, je n'avais pas l'habitude d'en voir ! Les gens à peau claire vivaient tous en haut ! Il me soulève de terre et, alors que je suis à sa hauteur, je lâche ma phrase ! « Papa, je voudrais une petite maison. » Il a marmonné « on verra », à discuté à l'écart deux ou trois minutes avec ma mère puis on est reparti vers Belair. Ma mère pleurait, j'ai vite compris qu'il n'y aurait pas de petite maison. Ce jour-là, j'ai su que je n'avais pas de père et que je devrais devenir mon propre père. (…) Benjamin Lay, c'était son nom, est mort à 71 ans en faisant l'amour à une enfant de 17 ans, de la haute bourgeoisie haïtienne. J'avais 11 ans. J'ai été élevé par un beau père boulanger. J'ai entrepris des études classiques, puis des études pour devenir diplomate, profession que je n'ai finalement jamais exercée et en fin de compte j'ai fondé une école. »

Puis il conclue cet épisode de sa vie par ces mots, avec un large sourire malicieux et en levant les bras :
« Je n'ai pas eu ma petite maison mais je suis devenu moi-même une immense cathédrale ! » Pourquoi en effet seuls les génies de l'occident pourraient-ils se trouver assez géniaux pour pouvoir le clamer de leur vivant, s'interroge-t-il en citant des gens comme Dali ou Picasso. Il déplore de fait la pudeur des Antillais, « cette schizophrénie qui nous conduit à cacher nos sentiments, à étouffer nos douleurs, qui nous empêche d'exploser de joie comme de peine. » Conscient de déranger certains, il explique avec amusement : « je les emmerde parce que j'explose quotidiennement ! »


Le spiralisme

L'autre passage quelque peu synthétisé par les soins de l'auteur de cet article touche à l'écriture de Frankétienne à proprement parler, et à la vision profondément mystique qu'il en a. Il explique en quoi consiste le spiralisme, le courant littéraire dont il est à l'origine :

« J'ai découvert le spiralisme, je ne l'ai pas créé car il existe dans la nature : la spirale, c'est le mouvement de toutes les galaxies qui élaborent une figure partant d'un point central et se développant en longueur et en largeur. Il en va de même pour les cyclones, l'ADN, avec sa structure hélicoïdale, les ondes sismiques, etc. Le cercle, lui, symbolise la mort car il est fermé.

Mes livres essayent d'approcher dans leur structure narrative notamment, ce mouvement. C'est un approfondissement intuitif de la dialectique, car la spirale est dialectique, mais de façon chaotique. Glissant a théorisé ce bouillonnement chaotique de la vie. Je cherche à retrouver ce magma qui est la matrice du chaos de la vie car le chaos est la structure fondamentale de la vie ; il ne faut pas le confondre avec l'anarchie. Nous sommes en permanence soumis à toutes sortes de mutations : vous n'êtes plus la même personne que quand vous êtes rentrés dans cette salle il y a une heure. Il n'y a en fait qu'un seul temps, le présent : le passé n'est qu'un passé dégradé.

La littérature n'est pas le miroir de la réalité, c'est la quête d'une lumière que nous entrevoyons dans un labyrinthe obscur et que nous abordons par de petites fictions, par des détours. La littérature est un mensonge qui conduit vers la vérité. Il n'y a pas de bipolarité : nuit et jour s'interpénètrent, vie et mort ne font qu'un, tout est en perpétuelle métamorphose, tout est vibration. L'écriture est une quête, une foi, une blessure, qui puise dans l'obscure essence fondamentale de la vie. »


La Souvenance

Enfin, quelques jours plus tard, accompagné des Guadeloupéens, Jean Tamas à la guitare et de Jean-Claude Antoinette aux percussions, Frankétienne a improvisé une lecture en musique de son oeuvre Rapjazz, à la Souvenance, la résidence artistique de Simone Schwartz-Bart à Goyave. En voici un extrait, gracieusement offert par Chien Créole :


(vidéo ©FG)

FRédéric Gircour (chien.creole@gmail.com)

1 commentaires:

Anonymous le visiteur a dit...

hé, y'a des gens, y regardent la vidéo et y disent même pas merci.

moi, je suis la personne numéro 2 et je vous le dis.

25 février 2012 à 10:19  

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